Abd al Malik, né Régis, rappeur-slameur, nous permet
en nous offrant sa biographie, de mieux comprendre
comment le verbe d'hier s'est transformé en verbe de
demain dans le monde entier.
Baladé entre Brazza et Neuhof, banlieue Strasbour
geoise, entre soleil et neige, entre couleurs et gris,
Abd al Malik vit les premières transmutations sociales
de plein fouet. Nous sommes dans la fin des années 80.
Le processus est simple et déjà bien installé : les adultes
des années précédentes s'étant gargarisés d'intellectualisme avaient déclenché une sophistication des
mots telle, que ces mots si savants, ces tournures de
phrases si "élaborées", ne s'adressaient qu'à celui
qui les prononçait. Personne n'écoutait personne, les
mots dépérissaient par la déjavélisation de leur sens
premier. Au verbe créateur, succédaient les mots creux,
vides, informes et inconsistants, et surtout méprisants.
A une génération qui croyait avoir tout compris sans
écouter l'autre, à commencer par ses propres enfants,
succédait une génération d'exclus, niée, et dépourvue
de mots pour dire ses maux étant donné que la transmission du savoir, premier devoir parental, ne s'était
pas opérée.
Aucun écho à leur son, leur cri, leur désarroi.
Cette surdité collective entraîna un retrait des plus
jeunes, bien décidés à exclure à leur tour, ces
indifférents, en tranchant la passerelle des mots,
définitivement. Sensibles à la mélodie des sons, donc
des mots, le mot faux qui dénonce l'hypocrisie, le violent
ou grossier qui dit la douleur ou le déchirement en soi,
le brouillon qui traduit la négligence ou la pauvreté
de l'esprit, le trop poli pour être honnête, mais aussi
le mot juste qui fait la relation vraie, le mot simple
mais précis qui honore les capacités d'entendement de
l'auditeur, ces futurs rappeurs-slameurs, "baudelaires
des temps modernes" a dit Franzen1 , écartés d'autorité
du verbiage parental et professoral, ne s'y sont pas
trompés.
"Au pied des barres", ils se sont regroupés, se mêlant
les uns aux autres, toutes cultures confondues, (là encore
au grand dam de leurs aînés), en clan, c'est le paradoxe.
Ils se sont enveloppés d'eux-mêmes, se réchauffant
d'amitié pour les plus accros à la vie, ou se noyant dans
la drogue, l'alcool, l'autodestruction pour les plus démunis
d'espérance.
La transmutation du verbe a commencé là, au pied des
barres, avec comme seul outil, une bouillie verbale
inaudible et incompréhensible. Poussés, par "le besoin
de dire leur cité", ils s'en remirent au verlan, les mots à
l'envers pour mieux s'y retrouver sans doute, et comme
pour dire "tu ne veux pas m'entendre, tu ne me com
prendras pas non plus".
1 Jonathan Franzen, cité par Abd al Malik, est auteur de "Pourquoi
s'en faire?" |
Ce phénomène fut mondial, on parle le verlan en anglais
(E-U), en français, en dyula ou fançois-O (Abidjan), en
arabo-maghrébin, en shangaïen, etc.
Sans se donner le mot, des jeunes du monde entier
adoptèrent cette nouvelle langue adaptée à leur langue maternelle.
Mais
l'envie et le désir de traduire pour eux- mêmes,
pour les plus jeunes, et sans doute accessoirement pour
quelques vieux au cas où certains seraient bien disposés
à leur égard, furent plus forts. Et c'est ainsi, qu'avec des
mots chocs, des mots justes, des mots sûrs, des mots
vivants, des mots puissants, des mots dignes, le rap
naissait.
Maladroitement, mais toute quête a ses balbutiements.
Pris au jeu de la maîtrise du verbe, lequel verbe les a vus
naître et grandir, ils abandonnèrent le son martelant
chacune de leurs syllabes, pour ne garder que la mélodie
des phrases. Le slam apparut.
N'en déplaise aux fans de Grand Corps Malade, ce sont
les enfants issus de la tradition orale, l'Afrique dans sa
totalité, et ceux d'une Asie trop longtemps maintenue
dans un mutisme forcé, qui lancèrent le slam.
Capables d'improviser à l'infini, grâce à un entraînement
quotidien, effet de groupe oblige, et leur agilité verbale
acquise avec le verlan, ils devinrent experts du verbe,
et divulguèrent leur parole. Le verbe est créateur, la
parole est divine, dit-on.
La preuve est là, les mots
reprennent du sens, la parole se fait entendre.
Des pertes sont à déplorées, comme à la guerre, car de
chaque crise, individuelle ou collective, surgit la beauté
ou l'horreur, la vie, une renaissance, ou la mort. Abd al
Malik rend hommage à ses amis décédés trop tôt, trop
jeunes, n'ayant connus que les coups, les humiliations,
et le gris d'un mur de cité.
Mais déjà la joie peut s'inscrire, ils sont renés, ces jeunes,
par delà le déni, par delà l'ignorance et l'égoïsme collectif,
et par delà les jugements sans appel. En suivant, Abd al
Malik dans son labyrinthe intérieur, nous apprenons du
même coup le ressenti de nos jeunes voisins, et même à
nous reconnaître, au détours d'un méandre.
Son parcours, physique et psychique a été difficile, à la
limite de l'écartèlement.
Et quoiqu'il reconnaisse bénéficier de la baraka et d'un
cerveau très bien organisé, il a vécu ces tensions jusqu'à
l'extrême.
Remercions Abd al Malik de nous avoir exposer
clairement et précisément son cheminement intime
et personnel.
Revue N° 15 ÉTÉ-AUTOMNE 2007
Retrouvez "Le CHANT des Villes" anthologie de la poésie
par M. de Coster www.lemanoirdespoetes.fr
Site Officiel d'AbdalMalik abdalmalik.fr
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